Une sécurité sociale pour la justice alimentaire
Le 03/01/2025
S'attaquer à l'injustice alimentaire et, en même temps, au système agro-industriel, se réapproprier une forme de démocratie, tels sont les paris de la sécurité sociale alimentaire qui pourrait élargir les droits de la "carte Vitale".
Pascale Solana.
C’est une idée qui progresse en France : la sécurité sociale de l’alimentation (SSA). Invention bisounours ? Utopie ? Pas plus que ne l’est la sécurité sociale dont elle s’inspire, née au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et reconnue aujourd’hui comme une évidence. « Mais elle n’est pas sortie de terre en un jour ! », rappelle Joseph De Ronne du magasin Biocoop Les Arcades à Saint-Étienne, dans la Loire.
On dénombrerait une trentaine de projets en réflexion et une dizaine de caisses alimentaires qu’expérimentent ensemble des citoyens, chercheurs, agriculteurs, élus, avec des associations et des lieux de vente. En 2019, un collectif national a vu le jour.
De quoi s’agit-il ? De caisses abondées financièrement par les habitants d’un territoire, sans distinction de revenus, chacun selon ses capacités, et repartagées de façon égalitaire sans condition de ressources. Les participants déterminent aussi en comité une liste de lieux de vente « conventionnés ». La sécurité sociale de l’alimentation repose sur trois principes : l’universalité du droit à l’alimentation, une cotisation et un conventionnement démocratique.
Contre la précarité alimentaire
« Le point de départ des réflexions, c’est la précarité alimentaire en augmentation et un regard critique de l’aide alimentaire », observe Pauline Scherer, sociologue et animatrice de l’association Vrac & Cocinas qui suit la caisse de Montpellier (Hérault). En cause, la faiblesse des stratégies et des moyens, quand ce n’est pas l’inadéquation face à l’ampleur du problème. Car si le droit à l’alimentation figure dans notre constitution, son accès direct, régulier et en quantité suffisante pour tous n’est pas garanti.
Certes, au pays de la gastronomie, on ne meurt plus de faim, ou presque ! Mais selon le Credoc, 16 % des Français déclarent ne pas avoir assez à manger, et 45 % disent avoir en quantité suffisante mais pas toujours les aliments qu’ils souhaiteraient au plan qualitatif. « L’insécurité ou la précarité alimentaire se caractérise par l’incertitude, explique Bénédicte Bonzi, anthropologue à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et auteure de La France qui a faim (Éd. du Seuil). Toutes les personnes en deçà du seuil de pauvreté, soit 1 200 000, sont concernées. C’est énorme ! » L’alimentation, variable d’ajustement, ne cesse de baisser dans le budget des Français. « Pour les plus fragiles, le basculement ne tient qu’à un fil, poursuit la chercheuse. L’intermittent impacté par la réduction du budget culture d’une ville, la cadre mère de famille qui se retrouve seule avec ses enfants, etc. ». Parmi eux également – un comble –, des agriculteurs, dont 20 % vivaient sous le seuil de pauvreté en 2018 contre 13 % de la population générale (Insee Première, n° 1876, oct. 2021). « Ce qui s’explique notamment par la mainmise du système agro-industriel sur l’ensemble de la chaîne agroalimentaire », écrivent Sarah Cohen et Tanguy Martin dans De la démocratie dans nos assiettes (Éd. Charles Léopold Mayer) où ils dénoncent le cercle vicieux d’un système.
Olivier Buitge
Gérant du magasin Biocoop de Talence, près de Bordeaux
Implanté dans une zone universitaire, Olivier Buitge a vu le niveau de vie des étudiants s’effondrer avec la crise du Covid, d’où ses collectes et remise permanente. « La précarité touche un tiers des 50 000 étudiants du campus », estime-t-il. Comme ses collègues Biocoop dans d’autres régions, il a été approché par des associations, dont ici le Crepaq et les Frigos solidaires, pour coconstruire une caisse alimentaire lancée à la rentrée 2023. Avec une enveloppe de 200 000 € sur dix mois, le projet a bénéficié de fonds publics de la Région, d’universités, et de Bordeaux Métropole. Il s’est appuyé sur la gemme, la monnaie locale, et une cotisation mensuelle minimale de 10 € contre 100 gemmes équivalents à 100 € (moyenne de la cotisation 15 €). « 150 participants sans critères de ressources ont pu faire leurs courses dans une liste de lieux éligibles à la monnaie locale dont la plupart des magasins Biocoop de la région. » Olivier Buitge voudrait désormais toucher plus d’étudiants, fédérer d’autres magasins, notamment tous ceux de la Maison locale coopérative Biocoop Gironde autour de « ces projets d’avenir qui permettent de redonner du sens à l’économie ». Une autre caisse d’alimentation est déjà en marche avec le magasin Biocoop de Langon.
Blanchiment social
Le droit à l’alimentation n’est pas qu’une question de quantité, c’est aussi une affaire de qualité, d’identité, de lien social. Tous les acteurs de la SSA saluent le travail des bénévoles associatifs mais l’aide alimentaire, au départ pensée pour répondre à une urgence, s’est institutionnalisée. Outre l’humiliation et les tensions, la précarité alimentaire engendre des atteintes physiques : « Ceux qui se nourrissent mal vont grossir, être malades, et, comme dans les violences faites aux femmes, il y a engrenage et répétition. » L’exceptionnel devient la norme. Pour caractériser la situation, Bénédicte Bonzi parle de « violence alimentaire », « une violence structurelle aux impacts physiques et psychologiques que le système accepte ». Se rajoutent à ce qu’elle qualifie aussi de « violence d’État » les effets inattendus de la loi antigaspillage. Elle oblige les distributeurs à écouler leurs invendus moyennant déductions fiscales. Comme l’essentiel de l’aide alimentaire provient de l’agro-industrie, « ce mécanisme du don renforce le fonctionnement du système industriel qui, pour maintenir les rayons de supermarché sans cesse achalandés, est en surproduction constante », explique Sarah Cohen et Tanguy Martin. Il produit des « déchets consommables », dénoncent les deux agronomes. Pire, il génère une forme de « blanchiment social » « où les bénévoles des associations, exposés à la détresse, deviennent, impuissants, des travailleurs non rémunérés ».
Théo Cizeron
Gérant du magasin Biocoop Courreau à Montpellier
« La sécurité sociale de l’alimentation est un élément central pour accélérer la transition écologique sur les territoires », explique Théo Cizeron, invité à participer à une caisse par des associations de Montpellier. Elle fonctionne depuis janvier 2023 avec 400 participants qui cotisent selon leur capacité – en moyenne 60 € par personne – contre 100 € par mois à dépenser dans des lieux choisis. Les bénéficiaires, précaires ou non, sans discrimination, ont un compte débité via un code lors du passage en caisse. Parmi les « conventionnés », des producteurs, une boulangerie, des magasins Biocoop… Elle s’autofinance à 60 %, le reste provient d’institutions (surtout des fondations). « Permettre l’accès à une alimentation saine et bio, c’est une des raisons d’être de Biocoop », s’exclame le gérant. Il voit dans la SSA « une alternative à la solidarité alimentaire actuelle dévoyée par les industriels et la GMS qui encouragent la malbouffe. En changeant d’échelle, l’expérience pourrait bouger pas mal de choses. Implanter des agriculteurs là où des caisses se créent par exemple, et donc développer l’agriculture bio ».
Bienfaits pour qui ?
Dans ce contexte, les premiers retours d’expérience sur ces caisses sont déjà intéressants : mixité, dignité et confiance en soi pour les participants, sentiment de mieux-être grâce à l’accès à des produits de qualité, formation à l’alimentation et à ses impacts… « À Montpellier, tous les points de vente retenus ne sont pas bio, pourtant 80 % des achats vont au bio », constate Pauline Scherer. Marie Massart, adjointe au maire de cette ville « où 27 % de la population vit sous le seuil de la pauvreté », explique comment le comité citoyen de la caisse s’est formé pour établir les critères (écologiques, sociaux…) des commerces conventionnés : « Ses membres se sont renseignés auprès des agriculteurs, sur les circuits de vente, sur leur politique vis-à-vis des producteurs, des salariés, des déchets… Comme une labellisation, ça peut aussi tirer les entreprises vers le haut. » Le commerçant stéphanois Joseph De Ronne, tout comme l’élue montpelliéraine, imagine demain un effet vertueux sur tout le commerce, la GMS n’étant pour l’heure choisie dans aucun projet. Même effet sur l’environnement et l’agriculture. « Ce système nécessite l’installation d’environ 1 million de producteurs, dont les débouchés, moyennant des conditions écologiques, seront, comme la juste rémunération, assurés », plaide Bénédicte Bonzi.
Démocratie alimentaire
Le collectif pour une SSA voit dans cette forme de démocratie alimentaire un moyen de faire évoluer notre système alimentaire et notre agriculture. « On croit que nous sommes libres de choisir notre alimentation au supermarché, mais c’est une illusion. Qui a envie de manger des pesticides ? », interroge Bénédicte Bonzi. La SSA génère, elle, un système qui produit ce que les gens ont réellement envie de manger. C’est un outil de dynamique territoriale qui permet « de redessiner les paysages alimentaires, les commerces de proximité, assure Marie Massart, avec de l’argent directement investi pour le territoire et le bien commun que sont l’alimentation, la santé, l’éducation ».
Le collectif a entamé des discussions avec des députés afin d’obtenir une loi pour élargir les expérimentations. « Elles doivent partir des territoires pour prendre en compte le fonctionnement du tissu local. Ensuite, on pourrait imaginer prélever une part sur les salaires, sur les impôts pour redistribuer. Cette question doit être ensuite portée par une politique nationale », explique Joseph De Ronne du magasin Biocoop Les Arcades. Même constat chez Olivier Buitge, son collègue de Talence (Gironde) : « L’idée n’est pas de copier-coller pour généraliser, mais d’abord que chaque territoire expérimente selon ses caractéristiques. Ensuite, on pourra réfléchir à des connexions. » Tanguy Martin et Sarah Cohen, avec d’autres, proposent un budget alimentaire de 150 € par mois disponible sur une « carte Vitale », utilisable chez les professionnels conventionnés. Soit « un budget annuel de 118 milliards d’euros établi par des cotisations comme pour la sécurité sociale à son origine ». La SSA ambitionne de s’attaquer aux racines de la précarité alimentaire et, au-delà, de se réapproprier la démocratie par l’assiette. « Le libéralisme n’a de cesse de casser les initiatives citoyennes, observe Bénédicte Bonzi. Sortir une part de l’alimentation du marché et sanctuariser ces dépenses est aussi une façon de lui échapper ! » Décidément, manger est réellement un acte politique.
“Séparer précarité et gaspillage”
Dalila Habbas, déléguée générale du Fonds de dotation Biocoop
L’axe prioritaire du Fonds de dotation Biocoop est la lutte contre la précarité alimentaire par l’accès à une alimentation de qualité pour tous. En témoignent les partenariats avec les épiceries sociales et solidaires où l’on apprend à manger mieux et économique (programme Biovrac pour tous). « Des magasins ont déjà été contactés par des collectifs pour participer ou être conventionnés par une caisse alimentaire, à Riom, Auxerre, Lyon etc. », observe Dalila Habbas. En parallèle, tout au long de l’année, beaucoup sont partenaires d’associations locales. En juin, la « Collecte bio solidaire » a lieu à leur profit. « Ce n’est pas du business pour vendre plus, mais une démarche sincère et solidaire qui a la particularité de reverser aussi la marge des produits donnés par nos clients », insiste-t-elle. Ainsi, lors de la dernière collecte, le magasin Biocoop Le Fenouil (Sarthe) a recueilli 8 789,60 € de produits alimentaires, d’hygiène et pour bébé auprès de ses clients, et reversé 2 352,92 € de marge, parce que, lit-on sur son site, « une collecte solidaire ne doit pas être un moyen de s’enrichir ». Depuis son déploiement national en 2019, à chaque édition, ce sont en moyenne, 350 magasins participants, 415 000 produits donnés et 426 000 € correspondant à la marge des produits donnés. « Nous sommes aussi très sollicités pour donner nos surplus, mais on en a peu, et surtout, notre postulat est de décorréler la lutte contre le gaspillage de celle contre la précarité alimentaire en créant une nouvelle dynamique de solidarité, notamment en transformant la vision de l’aide par la récupération de produits vers une alimentation choisie », poursuit-elle. D’où l’intérêt de Biocoop pour des approches novatrices comme la sécurité sociale de l’alimentation, « une façon de rendre la parole aux citoyens, en particulier à celles et ceux que la société a essentialisés comme des bénéficiaires de l’aide alimentaire, les rendant ainsi “invisibles” ».
Joseph De Ronne
Gérant du magasin Biocoop Les Arcades, à Saint-Étienne
Deux associations locales qui contactent Biocoop Les Arcades, un des magasins de la Scop Bionacelle, et voilà Joseph De Ronne embarqué dans le projet d’une caisse alimentaire. Elle ouvre, presque trois ans plus tard, en janvier 2025 : peu de moyens, pas de subventions publiques, une cotisation mensuelle minimale de 10 € par participants contre 60 € d’achats par mois pour 75 personnes. « Nous l’avons baptisée DAC, comme Droit à l’alimentation choisie. Ici, 25 % des foyers vivent en dessous du seuil de pauvreté. Depuis longtemps, on s’est donné l’obligation de réfléchir à l’accessibilité d’une alimentation de qualité pour tous. Cette caisse permet par exemple de limer les freins sociaux et le sentiment que “le bio, c’est pas pour nous”. On pourrait même faire évoluer la GMS, se prend à rêver Joseph De Ronne, parce qu’elle offrira alors ce que le consommateur averti demande : plus de bio, de local. Pareil pour l’agriculture ! Donner aux associations, c’est bien, mais cela ne suffira pas à régler la précarité alimentaire. Quand les gens n’ont ni les moyens ni l’information, croyez-vous qu’ils peuvent changer quelque chose ? C’est pour cela qu’il faut reprendre ce droit ! Je connais peu de gens qui ne veulent pas manger du bon, aider les agriculteurs ou protéger la planète s’ils ont le choix. La SSA est un outil pour faire bouger en permettant à chacun de choisir son alimentation. »